L’Honorable Gary Morrison, un juge du centre du Québec, a remis le débat sur la pluriparentalité à l’ordre du jour cette semaine en interpellant le gouvernement afin de demander des changements à la définition trop restreinte de parentalité. Forcé de trancher dans une cause crève-cœur opposant les trois parents d’un enfant, le juge a été contraint par le cadre légal actuel de ne légitimer que deux de ceux-ci dans leur rôle. L’appel du juge se voulait un geste de compassion – il reconnait lui-même le caractère cruel de son jugement autant envers le parent que l’enfant.
Force est de reconnaître que les polyamoureux-ses qui sont ou désirent devenir parents font face à un défi singulier. Dans le meilleur des mondes, l’entente règne entre les parents et l’intervention des tribunaux n’est pas nécessaire. Je donne souvent ma propre histoire en exemple de cette situation: je suis père de deux enfants issus d’une relation monogame. Celle-ci a pris fin il y a plusieurs années. Par la suite, lorsque j’ai commencé à expérimenter avec la non-monogamie, je n’en ai pas immédiatement informé les enfants, qui à l’époque n’aurait peut-être pas eu la capacité de compréhension nécessaire. Cependant ce n’était pas un secret pour personne d’autre et lorsque le moment fut venu d’en informer mes enfants, j’en parlai d’abord à leur mère. Sa réaction fut de me demander de l’aviser lorsque ça serait fait; elle aurait par la suite une discussion avec nos enfants afin de leur présenter son modèle relationnel préféré (la monogamie). Le tout s’est fait dans le respect, sans traumatiser personne. Mes enfants ont depuis rencontré plusieurs de mes partenaires et, étant en garde partagée, vivent une semaine sur deux avec leur mère et son partenaire également.
À l’opposé du spectre, une de mes partenaires n’ose pas encore afficher la relation qu’elle a avec moi ni en parler à son fils. Elle craint trop les répercussions: sa relation avec le père est très conflictuelle et elle ne désire pas que le polyamour serve de motif pour ouvrir une énième ronde de débat devant les tribunaux sur la garde des enfants. Dépendant d’où vous vivez, cette crainte peut être fondée. Aux États-Unis par exemple, des ex-conjoint-e-s et des grands-parents ont utilisé ce prétexte avec succès pour enlever la garde d’enfants à leurs parents biologiques. Au Canada heureusement, la jurisprudence, quoique limitée, ne va pas du tout dans ce sens (voir les cas Buxton vs. Buxton en Saskatchewan en 2006, R.M. v. A.G. au Québec en 2013, B.D.G. v. C.M.B. en 2016 en Colombie-Britannique). Néanmoins, le simple fait que le polyamour soit utilisé comme argument devant les tribunaux et que la vie intime soit ainsi exposée aux regards d’inconnus rend plusieurs personnes extrêmement inconfortables.
Tous ces cas, rappelons-le, mentionnent des familles hétéroparentales en instance de divorce ou de séparation. La conception à plusieurs était encore loin des préoccupations des tribunaux jusqu’à tout récemment. Le dossier J.M. c. G.R. et C.L. a exposé les limites de la loi par rapport aux pratiques et réalités de la parentalité en 2018. Au Québec, un enfant ne peut avoir que deux parents et, dans le doute, la préférence va à un parent de sexe masculin et un parent de sexe féminin. Ceci place tous les autres projets familiaux dans une position délicate. Plusieurs personnes ont fait un projet de famille à trois. Parfois les adultes impliqués seront polyamoureux, parfois, comme c’est le cas dans le jugement Morrison, ils seront co-parents, sans être tous liés par une relation sexo-affective.
Malheureusement les parents n’apparaissant pas au certificat de naissance n’ont aucune reconnaissance juridique et comme on le voit, même les parents qui y apparaissent peuvent en être retirés. Tant que l’harmonie règne entre les parents, le modèle fonctionne. La moindre dispute devient cependant très fragilisante. Dans la cause J.M. c. G.R. et C.L., le défendeur est de surcroit une personne marginalisée, transmasculine, et la revendication de son identité semble être le déclencheur du conflit. La transition de C.L. a mené à la rupture amoureuse avec sa conjointe, et son désir d’être reconnu comme père a mené le père biologique à faire valoir ses propres prétentions paternelles. Je ne connais pas assez le dossier pour discuter de la présence ou non de transphobie dans cet exemple précis, mais la cause en entier illustre la vulnérabilité à laquelle s’exposent les parents trans dans ce genre de situation familiale.
Les personnes polyamoureuses vivent dans un état de vulnérabilité sociale. Leur mode relationnel n’est pas reconnu, il est parfois étalé sur la place publique afin de les blesser ou de leur nuire en procès, et aucun outil ne peut les aider à sécuriser leurs droits familiaux. La menace bien réelle du retrait des droits parentaux, tel que rendue explicite par le jugement Morrison, donne maintenant une arme d’oppression supplémentaire aux conjoint-e-s et ex-conjoint-e-s qui désirent manipuler leurs partenaires qui s’identifient comme parents et jouent ce rôle sans avoir droit à la reconnaissance légale. Ceci est nuisible non seulement pour ces parents, mais d’abord et avant tout pour les enfants qui se retrouvent encore une fois pris en otage au sein de ces disputes domestiques. Enfin la vulnérabilité de ces parents « illégaux » est exacerbée lorsqu’ils font face à d’autres oppressions (transphobie, homophobie, racisme individuel ou systémique, etc.).
Il est impératif de dépoussiérer nos textes de loi pour s’adapter à cette réalité sociale et surtout, pour assurer le bien-être et la protection de toutes les personnes vulnérables, parents comme enfants.