La vertu de la compassion n’est plus vraiment au goût du jour en Occident. Notre société individualiste et matérialiste fait plutôt de la domination sa vertu principale (domination de soi, des autres, de la nature). À cet effet d’ailleurs l’auteur anarchiste Murray Bookchin écrivait que « la domination de la nature par l’homme n’est rien d’autre que le reflet de la très réelle domination de l’homme par l’homme. »
Or, si la domination permet d’imposer un flux d’idées et de croyances, de soi vers les autres, dans un geste très volontaire, la compassion est ce qui permet, tout aussi volontairement, de percevoir plutôt l’émotion, le contexte vécu par autrui et agir en conséquence. La compassion se distingue donc de la pitié (aujourd’hui vue comme condescendante) et de l’empathie par la notion d’action.
Si la plupart des traditions religieuses en ont fait un pilier de leurs dogmes, il y a par contre plus que lieu de récupérer le concept de façon tout à fait laïque et contemporaine. Pour un humaniste, la compassion est la vertu qui permet de s’opposer à la domination, par exemple dans les expériences de Milgram (que je ne résumerai pas, mais dont je vous invite à prendre connaissance en suivant ce lien, c’est fascinant!).
Pour un polyamoureux, la compassion est la vertu qui doit être au coeur de la gestion éthique des sentiments, émotions et attentes de son polycule, de ses partenaires ou de son entourage. Il faut d’abord reconnaître pour cela qu’il arrive que les autres souffrent (pas dans le sens de se tordre littéralement de douleur – appelez alors un médecin) et accepter que cette souffrance est légitime, concrète, et qu’elle cause un tort réel.
Je prends donc le mot souffrance dans un sens très large ici, mais en voici quelques exemples:
- Rupture d’une relation entre deux partenaires (ou plusieurs) ou tout simplement absence temporaire d’un partenaire.
- Ajout d’un nouveau partenaire au sein d’un polycule qui peut faire sentir aux autres qu’ils ont moins de place/temps/importance.
- Relation déséquilibrée entre deux partenaires, au point où l’un des deux partenaires souffre de l’absence de reconnaissance de l’autre.
Vous pourriez faire preuve d’empathie dans les trois cas, sans ne porter aucune action (i.e. « Je comprends qu’il ou elle souffre, je le ressens, mais c’est son problème, qu’il ou elle s’arrange avec ses émotions parce que je ne peux rien faire »). La compassion va un peu plus loin: elle se dirige activement vers l’autre à la recherche de solutions, de moyens de guérison.
Vous pouvez aider l’autre à cheminer à travers son deuil, en l’accompagnant, lui changeant les idées, en parlant parfois tout simplement. Le simple fait de se confier fait énormément de bien. Vous pouvez aussi accepter son témoignage (surtout si vous êtes impliqué dans la situation, par exemple dans l’exemple #2) et chercher ensemble des pistes permettant de rassurer, réconforter, plutôt que d’attendre bêtement que l’autre s’ajuste. Prendre conscience et aider à la prise de conscience permettent de corriger bien des torts, ou à tout le moins d’indiquer clairement les actions à poser afin de retrouver une certaine quiétude.
Ce n’est pas un processus qui a besoin d’être lourd. Ainsi, une polyamoureuse avec qui je tisse depuis peu des liens d’amitié et de confiance est venue me parler dernièrement pour discuter d’une situation avec ses partenaires où elle se sentait mal-à-l’aise, tiraillée entre deux valeurs contradictoires. Il n’a pourtant fallu qu’un bref échange, ou la situation a été exposée sous différents angles, pour trouver celui qui lui apporterait la plus grande paix d’esprit. J’aurais pu n’être qu’empathique et reconnaître que sa situation était triste, sans m’impliquer. Mais en m’engageant activement dans la discussion, en tâchant de reconnaître où se situait sa souffrance et en mettant celle-ci en lumière, il a été possible de faire beaucoup plus de bien qu’en restant détaché.
Il est déjà crucial d’être attentif aux émotions de son partenaire dans une relation monogame. Dans un contexte polyamoureux ou d’anarchie relationnelle l’importance est magnifiée de façon exponentielle. J’avancerais même qu’à la limite, ne pas ou ne plus être capable de le faire indique sans doute que vous avez atteint un niveau de « saturation » qui met vos relations en péril. Si, face à l’expression d’une souffrance émotionnelle, votre première réaction est « je n’ai pas le temps de m’occuper de ça », il faut vous questionner sur votre degré d’investissement dans cette relation.
Par contre, il faut aussi reconnaître que la compassion a des limites claires, qui sont de deux types:
- Le consentement: il est correct d’aller vers l’autre, d’offrir son aide, et encore plus si l’autre nous le demande, mais il inacceptable d’imposer son aide à une personne qui nous demande de la laisser seule. Le faire serait de retomber dans une relation de domination.
- Le respect de soi: la première personne envers qui vous devez faire preuve de compassion, c’est vous-même. Si vous êtes victimes de chantage, de manipulation affective, retirez-vous. Si aider les autres vous cause en retour une souffrance trop élevée, vous devez peut-être solliciter l’aide de quelqu’un qui a la formation appropriée (thérapeute, psychologue, sexologue, etc.) pour se pencher sur la situation.
Autrement dit, la compassion doit aller de pair avec l’humilité, avec une certaine maturité effective qui vous fait reconnaître que oui, d’une part, il est dans le plus grand intérêt commun d’essayer d’alléger la souffrance d’autrui, mais que d’autre part vous ne devez pas jouer au sauveur, au messie (ramenons les métaphores religieuses) et reconnaître que certaines situations nécessitent une relation d’aide professionnelle.
En-dehors de ces situations par contre, la compassion solidifiera grandement vos liens, augmentera la confiance ainsi que le niveau d’intimité dans votre ou vos relations, ce qui ne peut qu’être bénéfique pour tous les gens concernés.