Le jardin

À chaque semaine mon jardin m’offre une nouvelle offrande. Les premiers bourgeons apparaissent. Les tulipes se pointent le nez en début de saison. Une éruption de délicates fleurs s’ensuit dans mon poirier. Accompagnées des rhododendrons, les premières roses apparaissent, roses, blanches – si éphémères celle-là, et rouge. Les hémérocalles et les hostas, les éclats d’or des spirées. Je ne suis pas triste lorsque les pétales de rose jonchent le sol car je sais que peu après les baies, fraises, bleuets et framboises, puis mes poires viendront à maturité.

Ce lent ballet m’apporte beaucoup de satisfaction. J’aime sortir et le contempler, savoir qu’il est différent de la semaine passée, qu’il changera encore la semaine prochaine. Je l’ai après tout construit, semé, planté. J’en suis fier.

Je l’aime même s’il ne m’appartient pas. Oh, bien sûr je suis nominalement propriétaire de la maison et du terrain (on reparlera plus tard de la contradiction entre anarchisme et propriété privée), mais je ne possède pas la vie propre à ces plantes. Je les entretiens, mais elles foissonnent comme elles le veulent, elles me donnent les fruits comme bon leur semble. Je ne suis pas possessif ni jaloux de ce jardin – quand je pense à lui, au contraire, c’est avec une profonde gratitude.

Si demain, je devais avoir à déménager, à quitter cet endroit, si une opportunité se présentait, je le ferais sans aucune hésitation. À deux reprise j’en suis d’ailleurs passé très près, et je l’aurais fait en sachant pertinemment que ce jardin resterait derrière moi. Je laisserais alors (j’ose l’espérer) au futur occupant un lieu paisible et agréable, et ça me réjouit de savoir que cette personne en tirerait également plaisir. Il ne m’appartient pas, je n’en suis que temporairement le bénéficiaire.

Pourtant j’ai mis l’effort nécessaire à sa création; je l’entretiens régulièrement, enlevant les branches mortes, les tiges desséchées, le débarrassant de ses mauvaises herbes, contenant l’expansion des framboisiers. Tout ça en sachant fort bien que ce jardin n’est pas pérenne. La satisfaction du geste sur le moment suffit. J’aime mon jardin en en prenant soin. Je pourrais sans doute mieux faire, et le gazon atteint parfois des hauteurs vertigineuses, quelques pissenlits ont la vie bien trop facile, mais bon, je suis un peu paresseux, et on ne doit pas diminuer la valeur de mon amour pour le jardin pour autant.

Mes relations sont un peu comme ce jardin, même si la métaphore a ses limites. Je les vis passionément dans le moment présent. J’en suis fier. J’adore les voir changer de semaine en semaine, croître et fleurir, j’aime pouvoir porter mon attention d’une à l’autre sachant qu’elles ne sont jamais vraiment hors de mon champs de vision. J’aime m’en occuper, sachant que c’est ce soin qui fera qu’elles dureront, tout en acceptant pertinemment qu’elles ne dureront sans doute pas éternellement non plus, sachant que d’autres ont le plaisir également de goûter à la joie d’être avec mes partenaires, et espérant que tout cet amour ne fait que rehausser celui qui est vécu avec autrui.

Sans savoir ce que la vie nous réserve, il se pourrait que je sois appelé ailleurs, ou bien (limite de la métaphore) que ce soit mes partenaires qui prennent un autre chemin. Il m’arrive parfois d’être sinon négligent, du moins un peu distrait, de laisser la nature reprendre un peu plus de terrain avant encore une fois de me rappeler la nécessité de l’entretien. Ce que je fais toujours en savourant le moment présent.

J’aime, mais je ne veux pas posséder. Je ne veux pas figer cet amour dans le temps. Je veux être libre de vivre ce sentiment partagé dans tout ce qu’il a d’immédiat. Sortir dans mon jardin quand il me plait, le temps qu’il me plaira.

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