La distribution normale des opinions

Les réseaux sociaux ont ceci de magnifiques qu’ils ont permis à plusieurs communautés de personnes autrement marginalisées de se réunir et de s’entraider. Ceci est vrai autant pour les personnes neuro-atypiques, racisées, queer et non-binaires, non-monogames et anarchistes, etc. ainsi que toutes les personnes à l’intersection de ces oppressions, mais également pour les personnes plus intolérantes, racistes, fascistes, on en passe. Si le soutien et l’entraide ne peuvent qu’être appréciés, certains aspects de ces réseaux virtuels ou réels (propres parfois à leur construction) entraînent des difficultés sociales qui ultimement peuvent nuire à l’avancement de leur cause. Principalement, le phénomène de « chambre d’écho » (« echo chamber » en anglais) mène à une distorsion de la réalité, principalement de la  perception de la distribution normale des opinions dans la société en générale.

Par exemple (et on va grossièrement massacrer quelques concepts statistiques ici, mes excuses à tous les mathématicien-ne-s de ce monde), le graphique ci-dessous donne une idée de la distribution normale des opinions:

Le haut de la courbe représente la médiane: la moitié de la population a une opinion à gauche, et l’autre moitié, à droite. Il pourrait donc s’agir d’une personne parfaitement centriste. On remarque une première délimitation à gauche et à droite de la courbe. Il s’agit de « l’écart-type » et, sans entrer dans les détails, disons pour les fins de l’exemple qu’il s’agit de la distribution la plus probable des opinions. Certaines personnes penchent un peu plus à gache ou à droite mais tout ce monde s’entend assez bien et a, règle générale, d’autres chats à fouetter. M. et Mme tout le monde qui fait sa journée de travail sans trop protester et qui râle parfois contre les impôts et la météo mais trouve que tous les gouvernements se ressemblent se situent dans cette zone, qui regroupe environ 68% de la population.

L’autre zone ensuite (autant à gauche qu’à droite) représente un deuxième écart-type. Il s’agit par exemple des gens qui ont des opinions un peu plus fortes et engagées et ce, autant à gauche qu’à droite. Ils sont quand même assez nombreux, plus de 26% au total (13% à gauche, 13% à droite) ce qui explique qu’inévitablement, dans le temps des Fêtes, il y aura des discussions inconfortables entre ce vieil oncle réactionnaire qui pense qu’on devrait retourner tous les immigrants dans leur pays et la cousine aux cheveux bleu et mauve qui revendique les droits des minorités sexuelles pendant que le reste de la famille essaie de manger sa dinde ou son foie gras (dépendant de votre côté de l’Atlantique) en faisant de son mieux pour ne pas s’impliquer dans le débat.

Si on continue ainsi, au troisième écart-type on ne retroue qu’environ 5% de la population (2,5% à gauche, 2.5% à droite) et ceux-là, vous ne les verrez pas avec la famille dans le temps des fêtes parce que c’est une célébration de l’oppression anti-spéciste ou qu’ils célèbrent avec leurs potes néo-nazis ou etc.

Les soupers en famille étendue, les événements mondains, les discussions avec des inconnu-e-s sont de bons moyens d’être exposé à la diversité des opinions et de garder un oeil sur l’évolution de celles-ci dans le public en général. Malheureusement, dans la plupart des réseaux sociaux organisés autour d’opinion déjà assez radicales (c’est à dire, à deux ou trois écarts-types du centre), un phénomène se produit, parfois encouragé par la plateforme elle-même: la chambre d’écho. Ceci signifie que toutes les opinions que l’on reçoit sont soudainement du même type (un peu normal, non, puisque ce sont des groupes d’intérêts). Facebook, par ses algorithmes, encourage notamment ce phénomène. Pour les personnes situées dans la chambre d’écho, si un effort volontaire n’est pas fait afin de rester en lien avec le reste de la population, une image distordue de la réalité s’applique, qui pourrait ressembler à ceci:

On en vient ainsi à penser que la nouvelle distribution normale des opinions est celle que l’on prône (la courbe de gauche, ici) alors que la population (dans la courbe de droite) nous considère déjà comme extrémiste. Pire encore, on considère l’opinion de la majorité de la population comme extrémiste (à trois écarts-type) , et même des gens un peu plus à gauche que la moyenne réelle semblent suspects dans cette chambre d’écho. Il va sans dire que les gens à droite de la distribution normale réelle des opinions nous semblent être des monstres. Et histoire d’en rajouter, on considère nos amis plus à gauche que nous comme un peu progressiste (on les voit dans les 13% de leaders, par exemple) alors que le reste de la société les regarde avec un oeil horrifié, incapable d’appréhender leur extrémisme.

Ceci mène à son tour à des comportements qui de l’extérieur apparaissent inacceptables: dénonciation de comportements autrement adéquats (du point de vue de la société réelle) mais mal interprétés par les gens dans la chambre d’écho (surtout les personnes les plus éloignées du centre « réel ») voire oppression envers ceux qui manifestent des opinions ne cadrant pas avec la vision extrémiste du groupe.

De plus, garder un oeil sur la distribution normale réelle des opinions, en plus de celle de la chambre d’écho, est nécessaire afin de déplacer l’opinion de la société en générale en notre faveur. Les positions extrêmes polarisent l’opinion, tant qu’elles ne le sont pas trop. Si la seule position extrême acceptable est véhiculée par la droite, sans organisation semblable de la part de la gauche trop occupée à se complaire dans la contemplation de son nombril, le choc de la réalité peut être brutal, comme en témoignent l’élection de Donald Trump aux États-Unis, ou le vote sur le Brexit. La polarisation du discours aux États-Unis, notamment la démonisation du socialisme et du communisme, explique que dans ce pays un système de soins de santé universel et gratuit soit un rêve inaccessible, alors que c’est une condition de base de la légitimité de l’état dans pratiquement tous les autres pays du monde. Ainsi, le Canadien moyen a l’air d’un dangereux socialiste s’il traverse la frontière au sud. Devant l’émergence bien articulée de groupes fascistes, anti-immigrants, néo-nazis et autres, une antifa tout aussi bien articulée est nécessaire pour éviter que l’opinion ne se déplace vers le seul pôle visible.

Pour les groupes des personnes revendiquant le droit à la non-monogamie éthique, comme pour n’importe quel autre groupe marginalisé, l’aller-retour et le dialogue constant avec l’opinion publique est donc nécessaire pour emmener tranquillement celle-ci à accepter notre position. Ceci implique qu’il ne faille pas seulement s’impliquer dans sa communauté polyaoureuse locale, mais trouver diverses façon de garder le pouls de la population en générale, et d’exprimer ses idées d’une façon recevable pour celle-ci.

 

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