Comme je l’ai soulevé lors de ma dernière montée de lait, il y a une confusion sémantique qui entoure le terme « anarchie ». À proprement dit l’absence de hiérarchie, il est interprété plus vulgairement comme l’absence d’ordre social, de loi, voir le chaos généralisé. Dans quelques dictionnaires et dans l’usage commun, c’est même cette définition qui est privilégiée, au détriment de la racine grecque originale (« absence de chef »).
Mais pourquoi rejeter la hiérarchie? La réponse est relativement simple: pour remettre l’humain au coeur des préoccupations. Je vous présente par exemple deux exemples (économique et relationnel) et les impacts sur la sphère politique.
J’ai fait allusion au livre de David Graeber: Debt, the first 5000 years, dans ma dernière montée de lait. Outre que c’est un magistral exposé réconciliant les approches historiques, anthropologiques et économiques afin d’étudier l’évolution de la monnaie, de la dette, de l’esclavage et des relations de pouvoir entretenues ainsi dans les derniers millénaires, le livre révèle également comment, par une aberration historique, la motivation du profit est devenue un idéal, une fin en soi, un domaine objectif, lors des derniers siècles uniquement. La poursuite de cet idéal (l’idéal du profit) au détriment de tout autre – sa hiérarchisation – a permis de déshumaniser les rapports humains, menant à des horreurs à une échelle auparavant inimaginable, illustrées notamment par la traite des esclaves.
Le mot clé ici est « déshumaniser » en faisant d’un domaine abstrait (le profit) un idéal tangible.
Or c’est un constat qui s’observe dans les relations amoureuses également. Un idéal a été mis de l’avant dans notre société au dépens des autres: celui du couple hétéronormatif. La poursuite de cet idéal abstrait mène à l’ostracisation des personnes qui ne s’y conforment pas, et surtout à la hiérarchisation des rapports interpersonnels. Un(e) conjoint(e) devient ainsi une personne plus importante qu’un(e) ami(e), qu’un membre de votre famille, que vos collègues, vos voisins, votre communauté, etc. Cet idéal est tellement fort qu’il vous prive de toute marge de manoeuvre décisionnelle: vous êtes unis « pour le meilleur et pour le pire » et « jusqu’à ce que la mort vous sépare. » Vous êtes maintenant déshumanisé. Tout comme seule la mort arrête de faire de vous un esclave, seul la mort arrête de faire de vous un conjoint.
Heureusement, dans plusieurs parties du monde (mais pas partout) les positions face à l’esclavage et à la tyrannie du mariage se sont un peu adoucies, et les lecteurs ne se reconnaîtront pas tous dans les descriptions ci-haut. Mais tous savent qu’il ne faut pas regarder bien loin pour trouver des cultures qui n’ont pas cette ouverture.
Ceci dit, l’impact de cette déshumanisation des rapports se fait toujours sentir dans nos propres systèmes politiques et légaux. La poursuite du profit est encouragée au détriment de celle du travail et les gains en capital, de même que les dividendes, reçoivent un traitement fiscal préférentiel. Les protections octroyées aux couples mariés, autant du point de vue fiscal que juridique, dépassent celles octroyées aux simples conjoints de faits, qui elles-mêmes dépassent celles octroyées à toutes les autres formes d’organisations relationnelles. Ces dernières n’ont tout simplement aucune reconnaissance légale que ce soit.
Le but de l’anarchie n’est donc pas d’empêcher les gens de faire de l’argent ou d’être en couple. Le but de l’anarchie est de « ré-humaniser » les relations, les rapports qu’ont les gens entre eux en faisant disparaître les normes, les idéaux arbitraires, les fausses hiérarchies, et en mettant l’accent sur la qualité des relations interpersonnelles et communautaires. Une politique anarchiste se concentre donc par conséquent sur le bien-être des personnes, plutôt que sur leurs biens ou leur façon d’être.