Le pouvoir et la liberté

La question du pouvoir hante nécessairement l’anarchisme, et par extension l’anarchisme relationnel. Machiavel a déjà dit presque tout ce qu’il y a à savoir sur le pouvoir: ceux qui n’en ont pas tente de l’acquérir par tous les moyens possibles, et ceux qui en ont tentent de le conserver, voir de l’accroître. Machiavel rêvait du Prince, du monarque absolu à même de réunifier l’Italie. De l’autre côté du spectre, on retrouve, dans les mots de Normand Baillargeon, « l’ordre moins le pouvoir », l’autogestion anarchiste et libertaire.

La question de la liberté quant à elle rejoint à peu près tout le monde, et à peu près tout le monde a son mot à dire sur le sujet, surtout lorsque la questions des entraves à la liberté est soulevée. Après tout, la liberté est la capacité d’agir, de faire ce que l’on désire. Mais en société, cette liberté est balisée par la liberté que les autres ont de faire ce que bon leur semble également.

Dans une relation, ou un polycule, ou un groupe d’amis, il est relativement facile d’atteindre cet équilibre si on a la capacité d’exprimer nos besoins, nos limites, et l’empathie nécessaire au respect d’autrui. Comme la rétroaction est fréquente et immédiate, le groupe s’ajuste rapidement, la relation se redresse et demeure en équilibre. La situation se corse lorsque toute une population est concernée. Les frontières entre les libertés sont particulièrement subjectives et difficiles à définir, et une bonne partie du rôle des instruments et institutions de pouvoir consiste à appliquer la force et la dissuasion nécessaire au respect de ces balises.

On peut parfaitement questionner la nécessité de certaines de ces balises et surtout, remettre en question la liberté qu’elles sont sensées protégées. Beaucoup des balises encadrant le droit à la propriété privée visent surtout à maintenir, voir propager des inégalités économiques. Idem pour plusieurs institutions sociales, dont l’éducation et le mariage. Pratiquement toutes ces balises visent à nous faire accepter qu’il est acceptable qu’un « contrat social » nous lie arbitrairement dès notre naissance à un lieu géographique et à un ensemble d’obligations propres à ce lieu, et ce, sans que l’on soit même légalement en âge de consentir au contrat en question.

Certaines de ces balises sont bénéfiques. Les normes qui empêchent la discrimination, qui lient l’état, qui font des contraintes à l’usage de la force sont aussi essentielles. Les règles de santé publiques empêchent des groupes d’illuminés de ne pas vacciner leurs enfants et préviennent ainsi la propagation de maladies dangeureuses (on peut facilement imaginer l’hécatombe si ces groupes avaient la capacité de s’autogérer – sinon allez relire quelques romans d’époque). On voit en fait que l’autogestion est également une forme de pouvoir, et ce pouvoir peut avoir une incidence non négligeable sur le bien-être d’autrui à l’extérieur de la collectivité autogérée. Peu importe ce qu’on fait, on n’échappe jamais vraiment à la question du pouvoir.

Réconcilier Machiavel et pensée anarchiste permettrait d’arriver à un équilibre entre les deux. Une bonne façon d’atteindre cet équilibre passe par les nécessaires contre-pouvoirs. En économie, le syndicat est un contre-pouvoir au capital. En démocratie, le législatif, l’exécutif et le judiciaire demeurent séparés pour cette raison. Mais ce n’est pas suffisant, et l’absence de législation sur certains contrepouvoirs (presse, lobby, capital) peut biaiser les règles du jeux. L’absence de représentation de groupes historiquement opprimés les empêche d’atteindre la liberté. De plus, n’importe quel individu ou groupe atteignant un point suffisant de concentration du pouvoir tentera alors d’altérer les institutions existantes à son avantage, ou les supprimera afin d’en créer de nouvelles, plus bénéfiques (pensez à l’assault de Stephen Harper sur les institutions scientifiques par exemple). Il y a donc un risque constant à opérer avec la distribution actuelle des pouvoirs et contrepouvoirs.

La solution passerait par l’augmentation radicale du nombre et de la force des contrepouvoirs et surtout, une intervention publique continue afin de s’assurer du bon fonctionnement de ces derniers. Ceci implique par contre un minimum de centralisation, donc on n’évacue jamais le pouvoir central au profit de l’autogestion. Il faut le garder solidement sous contrôle afin d’éviter de se retrouver dans la même situation que Kropotkine et Lénine, mais il est au final un mal nécessaire.

Mais au final, quel est l’impact de tout cela sur les relations amoureuses? Les relations n’ont pas échappé au contrôle institutionnel des derniers siècles (voire millénaires) et il est encore impossible dans plusieurs régions du monde d’aimer librement, que ce soit en raison de son orientation sexuelle, de son identité sexuelle, ou de ses préférences relationnelles, notamment quant au nombre de partenaires désirés. Or les institutions discriminantes sont intimement reliées avec les autres formes de pouvoir, d’institutions et de contraintes de nos sociétés (le mariage, par exemple, n’est pas qu’un contrat amoureux, c’est un contrat économique et civil). La lutte contre l’une d’entre elle n’a pas le choix de se faire en convergence avec les autres formes de lutte.

L’anarchisme relationnel n’a pas le choix d’être intersectionnel. On ne peut pas être libre d’aimer sans lutter.

 

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Au-delà de l’amour et de l’amitié: que faire de toutes ces autres catégories de relation?

Pour ceux qui lisent ce blogue depuis le début (ou depuis un bon bout de temps), ça devrait maintenant être assez clair qu’en théorie, l’anarchiste relationnel ne fait pas de différence ou de hiérarchisation selon la nature des relations, mais bien plutôt selon l’intensité de celles-ci et le désir tout comme la capacité que les personnes impliquées ont de développer la relation.

L’ennui, évidemment, est que ces hiérarchies sont omniprésentes dans notre environnement culturel. Il faut inévitablement soit s’y confronter, s’y conformer ou tenter de les concilier. Deux exemples courants sont la famille et les groupes professionnels.

Le second est assez facile à constater. Notez par exemple le pouvoir disproportionné des médecins dans le système de la santé. S’il faut reconnaître que ceux-ci ont un rôle essentiel à jouer, demandant des capacités et des études particulières, il n’en demeure pas moins que sans toute une communauté incluant d’autres professions (pharmaciens, infirmiers, techniciens) ainsi que les patients, tout un écosystème de recherche et de nombreux intervenants en santé publique, notre système de santé ne peut remplir efficacement sa mission.

Il y a pareillement un très fort privilège social rattaché aux liens familiaux. La famille est présentée comme plus forte que tout, parfois plus importante que la loi (on pardonne sans problème à un Guy Lafleur qui ment devant le tribunal pour protéger son fils) et conditionne les rencontres sociales. Prenez à témoins les contorsions d’agenda nécessaires pour accommoder les familles reconstituées dans le temps des fêtes.

Ce privilège est même incorporé dans notre cadre juridique. Ainsi, au Québec la Loi sur les normes du travail octroi des congés en cas de décès d’un proche parent (enfants, père, mère, frère, soeur, grand-parent, petits-enfants) et ce, peu importe les circonstances de vie et la nature de la relation entre les personnes. Vous aurez un congé si votre mère qui vous a abandonné dans la prime enfance et que vous n’avez presque jamais revue par la suite décède, mais aucun si la voisine (sans lien de sang) qui vous a recueilli et élevé par la suite et accompagné tout au long de votre vie décède à son tour. Et bien entendu, vous aurez un congé si votre conjoint légalement reconnu décède, mais pas à la mort d’un membre de votre polycule.

Ces hiérarchies ont donc un potentiel de nuisance car elles favorisent un sous-groupe au détriment de l’ensemble de la communauté, et au détriment de l’importance réelle des liens tissés par les individus. En hiérarchisant, on renonce à atteindre un équilibre personnel entre différentes relations. La famille est effectivement importante, mais son importance doit être contrebalancée par l’importance qu’ont vos amis, vos amoureux (si vous faites ces distinctions), vos collègues, et ainsi de suite. La hiérarchie vous force à consacrer du temps et de l’énergie à un groupe en ignorant des relations qui peuvent porter en elles plus de potentiel.

Enfin, la hiérarchie vous prive de la capacité de décider. Si vous devez vous rendre à un évènement « parce que vous n’avez pas le choix », vous êtes en train de faire une décision hiérarchisée et non pas fondée sur vos propres besoins et désirs. Remettre en question ces hiérarchies, souvent appuyées par un ordre établi, peut être taxé d’égocentrisme mais est en réalité une preuve d’autonomie.

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