L’anarchie de Madame Ravary

Parfois, le titre d’un billet nous interpelle. Ce fut le cas du billet intitulé « L’anarchie sexuelle » et publié par Lise Ravary. Malheureusement, ce billet est d’une pauvreté intellectuelle navrante. Je n’ai pas hélas le privilège de distribution à des centaines de milliers de lecteurs, mais rectifions au moins certains éléments.

Madame Ravary se questionne sur  » la crise des valeurs créée par le plus important chambardement social du 20e siècle. » Parlons-en.

Dans le billet en question, les fugues hautement médiatisées de trois jeunes filles dernièrement sont dues à – roulement de tambour – la pilule anticonceptionnelle.

L’auteure ne comprend pas comment (et je cite) « une jeune fille, intelligente, belle, qui a grandi dans une famille traditionnelle, à l’aise, qui fréquentait un collège privé exclusif, fugue à répétition. » Manifestement, il doit y avoir quelque chose dans notre tissu social qui cause ça. Un lien causal entre tout ces évènements. Manifestement, ce doit être la libération des moeurs. Le fait que le point commun entre ces fugues soit plutôt le Centre Jeunesse de Laval est complètement escamoté. Parce qu’évidemment, c’est inconcevable qu’une jeune fille qui fréquente un collège privé et vient d’une famille traditionnelle puisse vivre le genre d’enjeu qui la mène au centre jeunesse. Voyons-donc.

Au contraire, on fait une charge à fond de train contre la libéralisation des moeurs et l’abandon des valeurs traditionnelles et conservatrices. Parce que, voyez-vous (et je cite encore), « avant la révolution sexuelle, l’homme demandait, la femme disposait. Les gars s’attendaient à se faire revirer comme une crêpe au terme d’une tentative de conquête sexuelle. »

Madame Ravary: dans quelle espèce de réalité alternative vivez-vous??? Les situations de privilège mènent inévitablement aux abus: abus de pouvoir, violence physique et sexuelle.  En témoignent les viols de guerre commis en Algérie dans les années 50, les centaines, voire milliers de viols commis sur des femmes en pays alliés (France et Angleterre) par les GI américains lors de la deuxième guerre mondiale, l’abus constant d’enfants dans les pensionnats religieux du Québec à la même époque. En témoigne une culture du viol encore fortement ancrée dans nos moeurs, et toujours aujourd’hui des juges banalisent l’agression sexuelle en raison de l’habillement ou du supposé « plaisir » qu’aurait eu la victime, toujours des imbéciles de première classe tel Roosh V défendent la pratique du « viol légal » [sic].

Madame Ravary adhère à la thèse selon laquelle  » la libération des mœurs sexuelles mènerait tout droit à l’anarchie sexuelle, à une augmentation des divorces, à de la négligence parentale, à une augmentation des problèmes de santé mentale. »

Ceci révèle: 1) une méconnaissance de la signification du terme anarchie, utilisé ici péjorativement comme « chaos, désordre » plutôt que proprement comme absence de hiérarchie. 2) une méconnaissance de plus de deux siècles de luttes féministes, avec notamment l’enjeu du contrôle des naissances, du contrôle du corps, qui remonte facilement jusqu’au XIXème siècle (et encore plus loin, en réalité, mais restons-en à l’histoire moderne) 3) un ramassis de préjugés sur la négligence parentale et la santé mentale, et j’en passe.

Et Madame Ravary conclut enfin sur ces deux perles: « lorsque la culture populaire glorifie une sexualité-divertissement déconnectée des sentiments, doit-on s’étonner quand cela arrive » et surtout « La nouveauté de notre époque «pas mêlée à peu près», c’est qu’ils [les pimps] arrivent à faire croire à leurs proies qu’elles sont consentantes. » Misère!

Mais c’est ainsi que toutes les cultures de domination fonctionne! Le motus operandi habituel – acheter quelques babioles, des vêtements, de la drogue, peu importe, puis réclamer un remboursement – est le propre de la domination économique et de l’esclavage depuis l’antiquité. Et dans tous les cas, ces relations sont librement consenties: la personne contractant la dette n’arrive pas à payer et se résout à se vendre en esclavage, bien que les dés soient pipés dès le départ. David Graeber en fait la démonstration éloquente dans « Debt: the first 5000 years. » Chaque fois que l’argent est vu comme tangible, réel, séparé des relations humaines, il est utilisé comme outil menant inévitablement à l’esclavage économique.

Depuis un peu plus de cinq siècles, la culture populaire – en fait, la culture occidentale, capitaliste – promeut surtout une vision de l’argent comme valeur intrinsèque, réelle, tangible et déconnectée de l’humain. Comme une fin en soi. Par conséquent, le processus de déshumanisation est encore plus fortement ancré dans les moeurs. Le petit pimp de basse cour ne reproduit pas un comportement novateur suite à l’introduction de la pilule.

Il suit exactement le même comportement que tous les capitalistes suivent depuis des lustres.

Mais ça, toutes les Madames Ravary du monde ne peuvent l’accepter. Parce que pour ça, la droite libertaire doit accepter une vision selon laquelle la liberté recherché, en réalité, est celle d’imposer leur domination aux autres sans qu’une intervention gouvernementale protège ces derniers. Elle doit accepter que la base du système capitaliste réside dans l’endettement perpétuel et inextricable des masses, maintenu en place par cette même domination.

Admettre cela tue le capitalisme. Alors on se rabat plutôt sur un passé imaginaire, sur des valeurs qui n’ont jamais existé, sur des mythes d’un âge d’or révolu. Et on prend les symboles que l’on peut pour le défendre, quitte à faire fi (et c’est là l’odieux) de la souffrance bien réelle que vivent ces victimes.

Par pitié, si vous n’êtes pas capable d’utiliser votre tribune pour faire part d’une réflexion ancrée dans la recherche historique, sociale et anthropologique, dans les faits, plutôt que dans les préjugés, cessez d’écrire.

 

 

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S’étouffer dans le vomi des conventions

Il n’y a pas longtemps je suis tombé sur cette image dans mon fil Facebook. J’ai instantanément eu une petite sensation de vomi-dans-ma-bouche tellement le sujet en était rétrograde, mais sans avoir le temps d’en faire une montée de lait en bonne et due forme. Alors voici, je me reprends. La vengeance, dit-on, est un plat qui se mange froid.

Mais d’abord, l’image en question. C’est un dérivé des fameux memes « Here’s Bill », qui sont d’ailleurs en train de devenir l’une des 7 plaies de l’internet. Jugez plutôt:

Vomi

Alors si on faisait une petite liste de tout ce qui ne fait aucun sens dans ce torchon concentré:

  1. On traite Julie comme une espèce de créature surnaturelle dotée du pouvoir magique de faire ou détruire les relations des autres. Non seulement ça, mais le langage vise précisément à stigmatiser toutes les Julie de ce monde qui oseraient (scandale!) révéler leur sentiment. Well, tough luck. Les sentiments, ce n’est pas fait pour être réprimés. D’ailleurs, se référer au point deux. Peut-être que l’autre gars n’a pas trop envie de se réprimer non plus. Enfin, même si l’infidélité était répréhensible (et ça, c’est un jugement de valeur que je ne suis pas prêt à cautionner), ça prend au minimum trois personnes avec chacun leur bonne dose de responsabilité pour qu’une telle situation se produise.
  2. On ne sait jamais, au final, ce que peut bien ressentir l’autre gars. On met d’abord l’emphase sur sa relation, comme si cet élément, en soi, justifiait tout le reste, au mépris de toutes les autres émotions et vécus possibles. Et si:
    1. il s’emmerdait dans sa relation, parce que sa blonde le prend pour acquis, parce qu’au fil des années ils se sont éloignés et que finalement il reste juste par habitude? Et s’il était malheureux, maltraité?
    2. il trouvait Julie bien de son goût lui aussi?
    3. Il était complètement indifférent?
  3. On ne sait jamais, non plus, ce qu’en pense la blonde anonyme de l’autre gars (lui-même déjà pas mal anonyme aussi). Elle n’existe qu’en tant que victime potentielle d’une agression (la destruction de sa relation).
  4. Les points 1, 2 et 3 devraient vous avoir mis la puce à l’oreille, mais si ce n’est pas encore clair, voici ce qui est vraiment dégoûtant dans ce texte moralisateur digne des petits catéchismes de fond de rang des années 30: on déshumanise complètement chacun des acteurs, au détriment du rôle sacro-saint de « la relation ». Et par relation, on entend « Privilège de couple ».  Autrement dit, on se fout du bien être de Julie, du gars, de sa blonde, qui au demeurant pourraient tous deux très bien s’ouvrir et mettre un peu de piquant dans leur vie de couple en invitant Julie.
    1. Et puis là, petite parenthèse, remarquez que c’est Julie qui vient foutre le bordel, et non pas Julien. Le choix éditorial en révèle long en partant (vive le slut-shaming, quoi). « Elle n’a jamais eu de lien avec ce gars là alors elle ne veut pas en créer. » WTF? C’est une femme qui doit se priver, se réprimer. Pas un homme. Et ce n’est pas un choix innocent. Le contrôle du corps et des désirs féminin est après tout la visée ultime du patriarcat, mais précisons pour la petite histoire que le gars et sa blonde pourraient tout aussi bien être intéressés par Julie que Julien (ou les deux, ou plus, ou pas du tout).
  5. On conçoit les relations comme statiques, ne pouvant se transformer que sous l’impulsion d’une immense tragédie externe. Or les relations sont dynamiques. Elles changent graduellement, avec le temps, comme les partenaires. Et il est inévitable (voir mes billets précédents) que parfois elles se transforment ou se terminent dans le deuil. Mais on préfère faire l’autruche, ignorer le tout, et calomnier la première cible facile venue plutôt que d’affronter en face la réalité.
    1. Notez qu’on conçoit aussi les relations comme fermées. Mais ça, c’est un choix, pas une obligation, et ça devrait encore moins être une convention.

De façon plus respectueuse, voici ce qu’aurait pu dire le texte (et encore, c’est plutôt binaire quand au genre, ça pourrait être retravaillé davantage):

« Voici Julie(n). Il ou elle rencontre un homme/une femme qui lui plait alors il ou elle n’a pas peur de lui faire part de ses sentiments. Il ou elle présume naturellement et respectueusement que si l’autre est dans une relation, peu importe sa nature, l’autre prend le temps de communiquer souvent ou régulièrement avec tous les partenaires concerné(e)s, et que si la relation est fermée, l’autre l’en avisera dans le respect, flatté(e) de ses sentiments, de façon à éviter toute confusion de part et d’autre. Julie(n) ne présume pas non plus qu’en faisant part de ses sentiments une obligation de réciprocité sera créée chez l’autre. »

Moins de privilèges. Moins de conventions. Plus d’humanité.

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